« Je voudrais tout d’abord vous
dire comment je me suis
retrouvée dans Machsom
Watch. Il y a environ deux ans, je me rendais
à la cinémathèque de Jérusalem où
se déroulait un festival international du
film. A L’entrée, une femme d’âge mûr
m’a tendu un tract ainsi libellé : « Cher
amateur de cinéma. Votre ville organise
son festival annuel du cinéma et
vous avez la chance et le privilège de voir
des films provenant de toute la planète.
Prenez une minute pour penser au
peuple qui vit à 15 minutes d’ici. Les
Palestiniens ne peuvent venir car leurs
déplacements sont empêchés. La plupart
d’entre n’ont pas vu l’intérieur
d’une salle de cinéma depuis le déclenchement
de la violence en octobre 2000.
Il n’est pas certain que cela change dans
un avenir prévisible. Ce sont des gens
comme vous et moi. Ils sont tout proches
et pourtant totalement invisibles. Ils sont
en dehors de notre perception. Mais
nous devons cesser de fermer les yeux
sur leurs souffrances. Je vous invite à
rejoindre Machsom Watch et à voir par
vous-même. Cela pourra ressembler à
un film, mais ce sera la vie quotidienne
des Palestiniens. »
Quelques semaines plus tard, je devins
membre de Machsom Watch et j’ai très
vite eu le « privilège » d’occuper un poste
d’observation de premier rang sur la vie
des Palestiniens de Cisjordanie.
Machsom Watch a été fondé en 2001 par
trois femmes israéliennes de Jérusalem
qui avaient entendu dire que la situation
était épouvantable sur le « checkpoint
300 », entre Jérusalem et Bethléhem. Un
matin d’hiver, elles ont décidé de s’y
rendre et ont fait route jusqu’au checkpoint,
à 20 minutes de chez elles. Elles
ont été choquées par ce qu’elles ont vu :
des files denses de Palestiniens, des soldats hurlant et bousculant des femmes, des
enfants, des personnes âgées attendant
depuis des heures dans un froid glacial.
La semaine suivante, ces femmes décidèrent
de retourner au « checkpoint 300 ».
Elles entreprirent de parler aux soldats
et aux Palestiniens pour essayer de comprendre
comment fonctionnait le système
et comment elles pourraient aider
les Palestiniens. Elles apprirent le nombre
toujours plus grand des restrictions imposées
à leurs déplacements depuis le déclenchement
de la seconde intifada, quelques
mois plus tôt.
Il est important de comprendre que ces
restrictions ne s’appliquent pas aux Palestiniens
seulement quand ils entrent ou
sortent d’Israël. Elles concernent également
leurs mouvements à l’intérieur de
la Cisjordanie, y compris l’accès à leurs
villes et villages. Les autorités israéliennes
expliquent toujours au public
que les checkpoints sont une mesure de
sécurité ; mais leur localisation montre
clairement qu’ils servent à contrôler les
Palestiniens et à assurer la tranquillité
des colons israéliens.
Ce que je vois dans mon travail et ce
dont je vais vous parler maintenant, c’est
le côté le moins dur de l’occupation. Je
ne vais en effet pas vous parler des démolitions
de maisons, des assassinats, des
mauvais traitements aux prisonniers, des
incursions militaires, mais des douzaines
d’obstacles que chaque Palestinien doit
affronter chaque jour.
Les restrictions apportées aux déplacements,
par les checkpoints, ont affecté
beaucoup plus gravement la société palestinienne
que les atrocités dont on a parlé
sur le moment. Elles ont un effet dévastateur
sur chaque aspect de la vie palestinienne,
qu’il s’agisse de l’économie,
de l’éducation, de la famille, de la santé.
Pour donner un exemple, tiré d’un rapport
de l’ONG israélienne Médecins
pour les droits humains, 95% des Palestiniennes
mettaient au monde leurs enfants
dans des hôpitaux, avant la seconde Intifada
; ce pourcentage est tombé à 50%
en 2002. Ce n’est pas parce que les
femmes évitent d’aller à l’hôpital de
crainte que les soldats ne les laissent pas
passer, mais parce que la moitié d’entre
elles ne réussissent pas à franchir les
checkpoints.
La mission qu’a Machsom Watch de
faire des rapports sur la situation aux
checkpoints, implique des échanges avec
la hiérarchie de l’armée et de la police.
Plusieurs d’entre nous ont ainsi rencontré
le chef d’état-major, le commandant
de la zone centrale, le commandant de
la zone sud, ainsi que différents officiers
de divers rangs en charge des checkpoints
que nous surveillons.
Cela pourra surprendre, mais nos rencontres
avec les officiers supérieurs ont
toujours été très positives. Ces personnes,
peut-être parce qu’elles sont plus âgées
et expérimentées, apprécient que nous
ayons un oeil sur les faits et gestes des
simples soldats et policiers. En général,
elles font plus confiance à nos observations
qu’à celles de leurs soldats ; il est
clair qu’un soldat peut être amené à mentir,
pour cacher une réalité que nous
serons amenées à révéler. Notre organisation
a bonne réputation et nos rapports
ne sont en général pas mis en doute.
Ainsi les chefs sont-ils satisfaits, à notre
égard. Le général Moshe Ya’alon, chef
d’Etat-major de l’armée israélienne, a
même dit à l’une de nous : « Si vous
n’existiez pas, il faudrait que quelqu’un
invente Machsom Watch ». Est-ce là le
signe que nous avons réussi, ou échoué ?
Cet homme qui est tellement content de
notre travail, est l’homme sous les ordres
duquel tant d’horreurs sont commises
dans les territoires palestiniens. Il est
celui qui a le pouvoir, tout le pouvoir,
d’apporter des changements sur le terrain.
Et selon moi, le fait qu’il apprécie notre
travail ne s’est traduit par aucun changement
significatif.
Il y a quelques semaines, la branche de
Jérusalem de Machsom Watch a été invitée
à rencontrer un commandant de la
police des frontières en charge d’un secteur
de Jérusalem-est où je remplis mes
tâches hebdomadaires. Nouveau dans le
secteur, ce commandant a trouvé bon de
se présenter et de s’entretenir avec nous
des relations entre les soldats et Machsom
Watch. Je me suis rendue à ce rendez-
vous, avec deux femmes de l’organisation.
Il nous a accueillies
chaleureusement, nous disant quelle
importance il attache à nos activités et
combien il est satisfait de ce que des personnes
extérieures, des amies adultes,
aient un oeil sur ces jeunes. « Vous devez
comprendre, nous dit-il, que vous et moi
sommes du même bord. Nous nous opposons,
vous et moi, à toute violation des
droits humains. J’apprends à mes soldats
de la manière la plus claire à respecter
la dignité des civils palestiniens avec
lesquels nous sommes en contact quotidien.
Je leur dis que quoique nous soyons
en guerre contre le terrorisme, ces gens
sont présumés innocents. Si l’une ou
l’autre d’entre vous est témoin d’un comportement
qui ne soit pas correct, appelez-
moi immédiatement, je vous en prie,
afin que je puisse faire le nécessaire.
Voici le numéro de mon portable que je
vous invite à donner aux autres femmes
de votre organisation. »
C’est une bonne chose de posséder le
numéro du portable de ce commandant,
et de pouvoir l’appeler à tout moment.
Cependant, si je vois les avantages d’un
tel lien direct avec un officier supérieur,
la situation ne cesse de m’inspirer un
sentiment mitigé. Quand je suis allée le
rencontrer, dans sa base militaire située
dans les territoires palestiniens, j’ai vu
les mêmes jeunes visages qu’aux checkpoints,
mais dans un autre contexte :
certains jouaient au football, d’autres
mangeaient et bavardaient. Si ces jeunes
hommes, si ce commandant, si le chef
d’état-major commettent tous des crimes
de guerre, qu’est-ce que je fais en acceptant
de les rencontrer ?
Je suis une personne sensée. Je vois donc
en quoi ma coopération avec les autorités
d’occupation facilite la vie des Palestiniens.
Cela me donne la force de continuer
la coopération entre Machsom Watch
et cette armée. Mais je sais aussi que
cela produit de mauvais effet. Je sais que
d’une étrange manière, je contribue à
légitimer les actes de l’armée d’occupation.
Je sais qu’en rendant l’occupation
plus tolérable et humaine - ce que j’espère
faire - je permets aux Israéliens de vivre
avec elle.
Les officiers supérieurs apprécient que je
sois sur place et que je permette de limiter
les violations des droits humains et
ils peuvent dormir tranquilles. En rassurant
ces gens quant à la morale de l’occupation,
je me retrouve en contradicion
avec mes propres buts. En effet, si la
société israélienne parvient à « vivre en
paix » avec l’occupation, je crains que
celle-ci ne prenne pas fin avant longtemps.
La pensée que je contribue à cela,
ne cesse de me troubler.
Malheureusement, c’est avec ce sentiment
que je vous quitte aujourd’hui."
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